CHAPITRE III
L’aube du grand jour…
Koba entre dans le mouvement ouvrier géorgien au moment où celui-ci prend forme. La Géorgie s’industrialise modestement à la fin des années 1860, après l’abolition du servage. En 1883, à l’achèvement de la construction de la ligne de chemin de fer Tiflis-Bakou (capitale de l’Azerbaïdjan, où l’extraction du pétrole se développe depuis dix ans), Tiflis devient un gros nœud ferroviaire comportant un important atelier de réparations, la plus grosse concentration ouvrière de la capitale.
Fin 1892, un cheminot, ancien auditeur d’un cercle d’études marxistes fondé trois ans plus tôt par des séminaristes, crée un cercle d’études et de lectures regroupant une dizaine d’ouvriers du dépôt de chemin de fer de Tiflis, dont l’ajusteur Serguei Alliluiev, futur beau-père de Staline, et l’ouvrier itinérant Alexis Pechkov, futur Gorki. En août 1896, les ouvriers des ateliers du dépôt de chemin de fer débraient pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail. La direction, stupéfaite, cède. Cette même année, des cercles sociaux-démocrates se forment dans la ville qui, sur 150 000 habitants, comporte près de 25 000 travailleurs manuels. En 1897 paraît la première édition en géorgien du Manifeste du parti communiste. En décembre de l’année suivante, les cheminots de Tiflis déclenchent une seconde grève. Les cosaques chargent les manifestants, en arrêtent vingt et un, mais ne peuvent étouffer le mouvement qui reprend. La gendarmerie s’inquiète : « Cette grève n’a pas été spontanée. Les grévistes ont agi conformément à un plan et selon des directives émanant d’une organisation intérieure. » Koba participe au cercle clandestin des cheminots sociaux-démocrates. Lors d’une discussion sur la grève, il leur lance : « Battez-vous[83] ! ». Ce conseil lapidaire mais ambigu est-il une invitation à continuer la grève ou à en venir aux mains avec les cosaques ? Aux militants d’interpréter. Staline adulte jouera systématiquement de cette ambiguïté qui fait peser sur l’exécutant la responsabilité du choix.
Les débuts de Koba dans le mouvement révolutionnaire géorgien ont fait l’objet de légendes héroïques ou policières. L’Américain Edward Ellis Smith, agent de la CIA reconverti dans l’histoire, prétend que dès l’âge de 20 ans Koba a été un agent de la police. Son expulsion du séminaire aurait attiré l’attention de l’Okhrana sur ce jeune homme sans métier, encombré d’une mère indigente, « affamé, aigri, solitaire, sans argent, sans emploi et sans amis », comme beaucoup de jeunes déclassés sans avenir issus des universités et des écoles religieuses. « Dans ces conditions, écrit Smith, il est permis de supposer qu’en juin ou juillet 1899 un officier de la gendarmerie de Tiflis ait pu offrir à Sosso de servir la police au sein du mouvement social-démocrate[84]. » Ces suppositions deviennent certitude sans aucun fait à l’appui : « Il est probable que ses articles étaient rédigés au quartier général de la police. » D’ailleurs, « seule l’Okhrana […] dont l’un des vieux stratagèmes consistait à financer les journaux révolutionnaires […] pouvait fournir les fonds nécessaires à l’installation d’une imprimerie clandestine. » Ses actes ultérieurs s’expliqueraient par cette appartenance prétendue à une police politique vraiment très complaisante avec les mouvements révolutionnaires et qui « sans doute l’incita également à faire partie du comité de grève[85]. » Si l’on ignore ce qu’il a fait d’août 1900 à mars 1901, c’est qu’il a consacré ces sept mois à servir la police, sans que l’on sache en quoi ni comment… C’est l’agent fantôme.
Cet amas de probabilités imaginaires et d’hypothèses fantaisistes ne mériterait qu’un silence poli si cette version d’un Staline agent de l’Okhrana ne réapparaissait à intervalles réguliers, assortie de faux, comme cette prétendue lettre du colonel de l’Okhrana Eremine du 12 juillet 1913, publiée dans le magazine américain Life du 14 mai 1956, et qui, malgré ses signes manifestes de trucage, renaît régulièrement de ses cendres. La légende se nourrit toujours des mêmes fantasmes, des mêmes faux, des mêmes rumeurs et confidences douteuses, et des soupçons favorisés par l’attitude de Staline lui-même, homme de l’ombre et des coulisses. L’infiltration policière dans le mouvement révolutionnaire était certes grande ; sept années durant, l’Okhrana plaça à la tête de la section terroriste du parti socialiste-révolutionnaire son agent Yevno Azef, qui, pour jouer le jeu, envoya dans l’autre monde plusieurs ministres du tsar, dont deux ministres de l’Intérieur et le grand-duc Serge, oncle du tsar ; l’agent provocateur Roman Malinovski entra au Comité central du parti bolchevik en 1912 et fut député bolchevik à la Douma de 1912 à 1914. De 1903 à 1917, l’Okhrana infiltra 2 070 agents chez les bolcheviks et les sociaux-démocrates de Pologne, de Lituanie et de Lettonie. Mais cette réalité ne prouve pas que Staline en était un, ni que c’est afin d’exorciser ce passé d’homme à double face qu’il s’est acharné plus tard à « démasquer » une cohorte constamment renouvelée d’« ennemis du peuple » déguisés.
Peu après son départ du séminaire, Joseph rentre à Gori chez sa mère et cherche à donner des leçons particulières. Il est quelques mois durant le précepteur du fils d’un riche commerçant arménien, Simon Ter-Petrossian, galopin voleur de pommes, fainéant et rebelle aux études, admis à l’automne 1897 par relations au séminaire de Tiflis où il a rencontré un Joseph Djougachvili alors en pleine rébellion contre l’institution. Il s’y est fait remarquer par des propos provocateurs que les moines ont pris un temps pour de la niaiserie avant de l’exclure pour offense à la religion. Son pingre père engage donc à bas prix son camarade de séminaire, Koba, comme précepteur, mais s’aperçoit vite que les leçons centrées sur la lutte des classes et le renversement du tsarisme ont peu de rapport avec les programmes scolaires. Il renvoie Koba, mais Simon, gagné à la cause révolutionnaire, quitte la famille et s’engage corps et âme dans la clandestinité. Sous de multiples déguisements, il sera colporteur de tracts et de journaux, organisateur de manifestations, pourchasseur de mouchards, poseur de bombes, détrousseur de banques, agent de liaison, transporteur d’armes, simulateur. Il doit son surnom à une raillerie de Koba à qui il demandait un jour « à qui (kamou) porter » un paquet de tracts. Par ignorance ou maladresse, il transforma le « kamou » en « kamo ». Koba ricana : « Kamo ! Kamo ! Tu es un drôle de Kamo, toi ! »
Koba, privé d’élève et de leçons particulières, revient à Tiflis. Le 28 décembre 1899, le cercle social-démocrate le fait entrer à l’Observatoire de géophysique de la ville. Logé dans une petite chambre au dernier étage de l’immeuble, il y travaille pour un salaire dérisoire jusqu’à la fin de mars 1901. Le bulletin mensuel de l’Observatoire, dès janvier 1900, contient le relevé de ses observations nocturnes. Ses obligations professionnelles lui laissent beaucoup de temps libre pour ses activités militantes. Sa tenue est celle du jeune révolutionnaire de l’époque : une blouse d’ouvrier, souvent sale, agrémentée d’une cravate rouge, des chaussures boueuses ou poussiéreuses, une casquette rejetée en arrière, bas sur la nuque. La négligence vestimentaire, le détachement, le sacrifice de sa vie personnelle caractérisent le jeune révolutionnaire russe. Joseph avait renoncé à la prêtrise ; le service de l’État lui répugnait. Il ne lui restait que l’action clandestine.
Quelques dizaines de cercles sociaux-démocrates vivotent dans la ville. Organisant des conférences et des discussions qu’une police préoccupée par les nationalistes juge inoffensives, ils bénéficient d’une relative tranquillité jusqu’à la troisième grève des cheminots, en août 1900. Le mouvement ouvrier en Russie sort alors des limbes de la propagande pour entrer dans l’univers de l’action. Le début du siècle est, en effet, marqué par une violente crise économique : la contraction brutale du marché mondial et la chute des exportations frappent de plein fouet l’industrie russe dont les carnets de commandes se vident et, malgré la générosité des bailleurs de fonds français, les capitaux se raréfient. La croissance de l’industrie, protégée par des droits de douane élevés, liée aux commandes massives du gouvernement et aux investissements volatils du capital étranger, se heurte à l’exiguïté d’un marché intérieur où les paysans consomment peu ou pas du tout : la misère populaire menace l’équilibre de l’économie.
Entre 1900 et 1903, la métallurgie licencie le tiers de sa main-d’œuvre : 3 000 entreprises ferment leurs portes. Le rendement des céréales diminue au cours de ces années, mais les exportations s’accroissent. La peur ancestrale de la famine hante les révoltes paysannes (près de 150 saisies de terres et incendies de manoirs seigneuriaux se produisent de 1901 à 1903). En 1901, un propriétaire de Voronèje écrit à un ami : « L’air est lourd de reflets inquiétants : tous les jours flamboient à l’horizon des reflets d’incendies ; une brume sanglante court au ras du sol ; il est devenu difficile de respirer, comme avant un orage. Le moujik est maussade et silencieux, et s’il ouvre la bouche, il vous donne la chair de poule[86]. »
Les licenciements pleuvent, des grèves éclatent, des organisations clandestines se forment, dont le siège est souvent à l’étranger. Le 11 décembre 1900, Lénine, Martov, Plekhanov publient à Leipzig le premier numéro de L’Iskra ; en 1901, les héritiers du populisme fondent une Union des socialistes révolutionnaires puis, en 1902, le Parti socialiste-révolutionnaire (SR) qui prône la terreur pour abattre le tsarisme, donner la terre aux paysans et « accéder au royaume socialiste du travail et de la solidarité ». En février 1901, un étudiant abat le ministre de l’Éducation Bogolepov ; en avril 1902 un autre tue le ministre de l’Intérieur, Sipiaguine.
Koba s’engage dans le militantisme au moment même où se constitue à Tiflis un comité social-démocrate qui imprime et diffuse des tracts parmi les ouvriers, crée des cercles illégaux et en coordonne l’activité. Il y entre bientôt. Les membres du « comité », mot neuf du vocabulaire politique, sont des jeunes gens enthousiastes, grisés par l’espoir de renverser le tsarisme, convaincus de tomber bientôt entre les mains de la gendarmerie et de connaître la prison et l’exil. Leur existence clandestine trépidante renvoie tout projet d’avenir individuel à des lendemains indéterminés.
Comme les autres, Koba distribue clandestinement des tracts polycopiés, réunit quelques travailleurs, anime un ou deux cercles d’adhérents ou de sympathisants, prépare le 1er Mai clandestin, puis, dès janvier 1901, fait circuler les numéros de L’Iskra, qui arrivent à Batoum. Il accable de violentes critiques le fondateur et dirigeant de la social-démocratie à Tiflis, l’ancien séminariste exclu, Sylvestre Djibladzé, qu’il juge trop modéré. Mais les éditeurs de ses Œuvres complètes affirmeront que les textes qu’il est censé avoir écrits alors sont introuvables.
Le 21 avril 1900 est son premier grand jour : la manifestation du 1er Mai, dite maievka (célébrée plus tôt en Russie à cause du retard du calendrier julien sur le calendrier grégorien occidental), interdite et clandestine, a été préparée avec soin. Les manifestants se dirigent dès l’aube par petits groupes de deux ou trois vers le lac salé à douze kilomètres de la ville ; en chemin, des piquets leur demandent le mot de passe. Près de 500 manifestants convergent vers le lac au moment où le soleil se lève à l’horizon. Un immense drapeau rouge orné des portraits de Marx et d’Engels se déploie au-dessus de leurs têtes ; les manifestants entonnent alors une vibrante Marseillaise, puis écoutent en silence les quatre orateurs, dont la silhouette se détache sur le soleil levant. Koba est l’un des quatre. En 1898, la première maievka avait rassemblé 13 manifestants hors de la ville, celle de 1899 en avait réuni 67 qui avaient jeté leur drapeau rouge et détalé à la vue d’un berger à cheval qu’ils avaient pris pour un gendarme. Celle de 1900 inaugure une ère nouvelle.
Ce succès exalte les sociaux-démocrates de la ville, que la police laisse encore en paix quelques semaines. Le 1er août 1900, les cheminots de Tiflis, las des heures supplémentaires systématiquement imposées en fin de journée et payées au tarif des heures normales, débraient. La direction menace de les licencier et appelle la police à la rescousse : celle-ci arrête plusieurs centaines de grévistes qu’elle entasse ensuite dans la prison de la ville. La grève paralyse le dépôt quinze jours durant. Les sociaux-démocrates distribuent et collent des tracts de soutien à celle-ci, tandis que Koba et les autres « comitards » réunissent des cercles d’ouvriers. Le travail reprend le 15 août. La revendication n’a pas été satisfaite, mais les cheminots tirent de leur première grève le sentiment de leur force.
La police juge les sociaux-démocrates responsables des troubles. Le 22 mars 1901, elle arrête leurs principaux dirigeants et perquisitionne la chambre de Koba, qui, par bonheur pour lui, est à l’Observatoire. Ne le jugeant pas très important, elle ne reviendra pas. Mais lui préfère s’éclipser. Il attend paisiblement la fin du mois pour percevoir son salaire et, le 28 mars, quitte l’Observatoire. Il commence alors son existence de révolutionnaire professionnel clandestin. Il devient un agent itinérant de la social-démocratie, puis, fin 1904, de sa fraction bolchevique. Il change dès lors aussi souvent de logement que de pseudonymes : Bessochvili, David, Nijeradzé, Tchijikov, Ivanovitch, Kato, Melikhiants, Vassiliev, Saline, Stepine, Soline. La police attache bientôt un mouchard à ses basques. Un rapport le décrit « constamment sur ses gardes, se retournant tout le temps lorsqu’il marche dans la rue[87] ». Attitude typique du clandestin débutant…
Que sont alors ses moyens d’existence ? Koba n’est pas dans la même situation que Lénine, qui vivait modestement mais paisiblement des revenus de l’héritage paternel géré par sa mère. Trotsky, de son côté, vivait plus chichement de sa plume (la presse social-démocrate payait des honoraires aux auteurs d’articles) et des subsides de son père, comme Zinoviev et Kamenev. Koba, lui, ne peut pas compter sur Kéké et ses dix roubles mensuels. Il vivote au jour le jour, donne des leçons, se fait héberger par des camarades et des amis, ou loue une chambre dans un faubourg pour deux ou trois roubles par mois et déménage à la cloche de bois. En prison, l’État le loge et le nourrit, et en exil, lui verse une petite allocation mensuelle de quelques roubles pour subvenir à ses maigres besoins. Une fois devenu un de ses cadres, il est partiellement défrayé par le Parti, qui obtient de l’argent des milieux hostiles à l’absolutisme – intelligentsia démocratique, industriels comme Savva Morozov, célèbre patron du textile, écrivains révolutionnaires comme Maxime Gorki, qui lui verse une partie de ses droits d’auteur. Enfin, les divisions n’empêchent pas la solidarité entre « socialistes ». Lorsque Koba, sans un kopeck, quitte Batoum en 1904, deux mencheviks lui paient son billet de train. Plus tard, Staline enverra au Goulag l’un d’eux, Gogoua. La reconnaissance ne sera jamais sa qualité première.
Staline n’est pas le seul militant clandestin sans revenus fixes. Mais à la différence de beaucoup d’autres, il n’évoquera jamais la façon dont il a réglé la question. Beaucoup s’embauchent en usine, changeant d’entreprise et de ville après chaque arrestation, chaque exil. Ils en tireront gloire au lendemain de 1917. Staline, qui répugnait au travail manuel, ne pourra se targuer d’une telle immersion dans le prolétariat. Évoquer les leçons particulières, les petites combines et la solidarité des autres n’a rien de grandiose. Il préférera donc se taire sur ce point.
Un mois après son entrée dans la clandestinité, le 22 avril 1901, près de 3 000 ouvriers défilent dans Tiflis et se heurtent aux cosaques chargés de dissoudre la manifestation. Koba, sa cravate rouge en travers de sa blouse noire râpée, en est l’un des meneurs. La veille, il a conseillé à ses camarades d’endosser des vêtements d’hiver épais pour atténuer les coups de fouet ou de plat de sabre des cosaques. Il montre encore une fois que l’aspect pratique des choses l’intéresse plus que la théorie. Repéré par la police, il s’échappe et s’enfuit à Gori. Ne pouvant se réfugier chez sa mère, il se cache chez de vieux camarades.
La police arrête les dirigeants sociaux-démocrates de Tiflis. De retour dans la capitale fin août, Koba est coopté au nouveau comité de neuf membres où, si l’on en croit un rapport de gendarmerie, il assume un rôle dirigeant. Sylvestre Djibladzé, son véritable chef, craint que les grèves et l’agitation politique chez les ouvriers ne mettent en péril l’organisation. Koba proteste contre cette prudence, mais l’éloquence et l’autorité de Djibladzé ont aisément raison de lui.
Au début de septembre 1901, paraît le premier numéro du journal social-démocrate géorgien Brdzola (La Lutte), imprimé à Bakou dans une imprimerie clandestine dénommée Nina. L’éditorial anonyme est reproduit dans les Œuvres complètes de Staline. On n’y trouve pourtant aucun des traits caractéristiques de son écriture, et l’auteur s’y plaint d’un sort d’exilé (« Nous qui nous trouvons loin de notre patrie[88] ») qui n’est pas le sien. La paternité de l’article suivant, publié dans le numéro d’octobre-novembre 1901 de Brdzola, lui aussi anonyme et repris dans les Œuvres complètes, semble pareillement douteuse. Ecrit dans un style qui ressemble au précédent, il débute par des considérations sur le socialisme d’Europe occidentale que Koba connaît alors très mal. Si, en 1946, il s’attribue ces deux éditoriaux, c’est pour faire remonter son activité de publiciste à l’automne 1901 et conforter ainsi son image de dirigeant précoce.
Fin novembre 1901, il quitte Tiflis. Selon une revue menchevique géorgienne, il aurait été exclu à l’unanimité du comité social-démocrate de la ville pour calomnie envers Sylvestre Djibladzé. Les rapports de police ne disent rien de tel, mais son attitude encourage ces rumeurs. Quand il ne peut réfuter un argument, il ricane sans dire un mot, puis s’éclipse. Son silence sarcastique dans un milieu de discoureurs prête à des interprétations malveillantes. Mais le Koba de 1901 n’est pas encore le Staline de 1937. En revanche, il associe déjà la mission du révolutionnaire professionnel à un apostolat et considère avec dédain les simples ouvriers. Comme le prêtre est le berger de la foule profane dont son ordination le sépare, par son intronisation le membre du comité se distingue des simples ouvriers, indignes d’entrer dans le cercle étroit des élus qui les guident. Les élus du Parti rappellent ceux de Dieu. L’entrée dans le Parti doit donc être très sévèrement contrôlée. N’est pas un « élu » qui veut.
Les rapports de police sur les trois réunions auxquelles Koba participe alors à Tiflis donnent une bonne image de son activité. La première se tient le samedi 27 octobre 1901, en présence d’une poignée de participants dont l’un a été racolé dans la rue. Koba dirige les débats. Il recommande à ses auditeurs de « distribuer de la littérature illégale, [de] s’efforcer d’unir toutes les nationalités, [d’]inculquer à tous la nécessité de donner de l’argent à la caisse clandestine pour la lutte contre le capital et l’autocratie ». Il promet de rédiger pour la prochaine réunion une « instruction » sur les moyens d’action[89]. La deuxième rencontre se tient le 4 novembre 1901, à nouveau sous sa direction. Koba n’a pas apporté l’instruction promise faute de temps et promet d’en confier la mise au point à un rédacteur. Le dimanche 11 novembre, les 25 adhérents réunis élisent un comité exécutif de Tiflis, chargé de diriger les six cercles sociaux-démocrates de la capitale. Koba y est élu. Le 25 novembre, le comité se réunit en son absence : il a été envoyé à Batoum « pour les besoins de la propagande ».
Son activité à Batoum marque le début des légendes héroïques. Ainsi, dans la préface de Staline et Khachime, publié en 1935, Nestor Lakoba, président de la République autonome d’Abkhazie, écrit : « Staline est un homme comme l’histoire en donne à l’humanité une fois tous les cent ou deux cents ans[90]. » Staline ne le laissera pas longtemps savourer cette chance exceptionnelle : il le liquidera deux ans plus tard.
Batoum, port de la mer Noire, ancien repaire de pirates barbaresques, compte alors 35 000 habitants environ, dont près de 13 000 ouvriers issus des villages voisins où on les renvoie sans ménagement s’ils grognent ou revendiquent ou lorsque les carnets de commandes se vident. Ces ouvriers sont surtout concentrés dans les usines Rothschild (6 000), Mantachev (4 000), Khatcharouriants (1 200). Les 2 000 restants sont éparpillés dans une dizaine d’usines plus petites, dont celle du Grec Sideridis. Serge Alliluiev, qui y travailla en 1892-1893, trouve jolie cette ville adossée à la montagne, ornée de palmiers et ouverte sur la mer ; les trois anciens villages qui en forment les faubourgs, Bartkhona, Gorodok et Tchaoba (le Marais), sont moins attrayants : les marécages voisins répandent les miasmes et les fièvres du paludisme. Le terminal d’un oléoduc partant de Bakou y a été construit en 1900. Partout règnent la trique et les coups. Surveillants, chefs d’atelier, contremaîtres frappent les ouvriers, et même les enfants, pour qu’ils mettent plus de cœur à l’ouvrage.
À Batoum vivote le premier cercle social-démocrate, fondé en octobre 1901 par sept ouvriers et un intellectuel. Koba y arrive à la fin de novembre 1901, et se trouve bientôt à la tête du comité. Hébergé chez un travailleur de Mantachev, il y convoque, courant décembre, une réunion de délégués sociaux-démocrates de plusieurs usines et leur reproche leur mollesse : « Les ouvriers de Tiflis m’ont envoyé vers vous […]. Ils sont sortis de leur sommeil et se préparent à lutter contre leurs ennemis. Les ouvriers de Batoum sont encore plongés dans un sommeil paisible. Je suis venu vous exhorter à suivre l’exemple des ouvriers de Tiflis[91]. » Réunissant les militants de la ville pour élire un comité de trois ouvriers et trois intellectuels, en un réveillon de Jour de l’an militant, il leur assène un discours prophétique : « L’aube du grand jour commence à poindre. Bientôt le soleil de lèvera et brillera pour nous. Croyez-en mes paroles[92]. »
Pour échapper à la curiosité policière, il déménage dans le faubourg de Gorodok, puis dans le quartier marécageux de Tchaoba, chez l’ouvrier musulman Khachime, où il monte une petite imprimerie clandestine. Des femmes voilées y viennent régulièrement et repartent vers la ville avec des paniers de légumes au bras. Parfois c’est Khachime lui-même qui assure le transport. Les voisins, pauvres mais futés, voient en lui un faux-monnayeur et l’interpellent un jour : « Tu travailles toutes les nuits, tu imprimes à tout va et on ne voit rien venir. Quand est-ce que tu mettras enfin ton argent en circulation[93] ? » Koba dément : il imprime des tracts, pas des billets de banque. Les paysans restent sceptiques mais se taisent.
Koba travaille moins qu’ils ne le croient. Le comité de Batoum est d’ailleurs si peu actif qu’en avril 1903, lors de la préparation du congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe, la rédaction de L’Iskra (en fait Lénine) s’oppose à sa présence au congrès en affirmant : « On n’a jamais entendu parler de ce comité[94]. » Un document de police daté par erreur de janvier 1903 (au lieu de 1902) affirme : « À la tête de l’organisation de Batoum se trouve Joseph Djougachvili […] ; son despotisme a fini par émouvoir beaucoup de membres, et une scission s’est produite dans l’organisation[95]. »
Batoum sort bientôt de son apathie. La réduction des carnets de commandes frappe les entreprises de la ville. Fin janvier 1902, la direction de Mantachev licencie une centaine d’ouvriers. La grève est immédiate et, le 31, l’usine est paralysée. La police arrête une centaine de grévistes, licenciés à leur tour, mais la direction, craignant l’extension du mouvement, capitule et la victoire qui en résulte est totale : les ouvriers licenciés et les grévistes arrêtés sont réintégrés, les jours de grève payés.
La direction de la raffinerie Rothschild, malgré cet avertissement, licencie, le 26 février 1902, près de la moitié de ses 900 ouvriers, des paysans recrutés quelques mois plus tôt dans la campagne voisine. Le 1er mars, toute l’usine débraie. Le gouverneur de la province ordonne aux grévistes de reprendre immédiatement le travail, menace les récalcitrants de les renvoyer dans leur village et fait venir la troupe. Les grévistes s’entêtent. Le gouverneur en jette 32 en prison. Leurs camarades réagissent. Le 8 mars, les cosaques dispersent à coups de fouet un meeting de protestation en pleine rue et arrêtent une centaine de participants, aussitôt incarcérés. L’un des rares ouvriers socialistes de la ville, Kandelaki, consulte Koba. Convaincu que les soldats ne tireront pas, celui-ci propose aux ouvriers de se rendre en masse à la prison pour réclamer la libération de leurs camarades et, en cas de refus, les invite à demander à être arrêtés eux aussi.
Le 9 mars, un long cortège se dirige vers la prison. Le commandant de l’armée fait jeter 400 manifestants dans les geôles déjà pleines à craquer. L’indignation gagne alors la population ouvrière de la ville. Le lendemain, une colonne de 3 000 personnes arrive devant la prison. Les officiers leur ordonnent de se disperser. Les manifestants refusent, jettent des pierres sur les soldats qui tirent : 14 tués et 54 blessés. Koba, installé, selon Barbusse, « comme une cible à la tête de la manifestation[96] », n’est pas même égratigné. En fait de cible, nul ne l’a vu, sauf un commissaire de police dont les juges rejetteront le témoignage. La police arrête près de 500 personnes et les renvoie dans leur village.
Le 12 mars, des centaines de manifestants participent aux funérailles des victimes. Au cimetière, Koba lit une déclaration enflammée : « Honneur à vous qui avez sacrifié votre vie pour le triomphe de la vérité ! Honneur au sein qui vous a nourris ! Honneur à vous dont le front est orné de la couronne du martyre et qui, de vos lèvres pâles et tremblantes, nous avez encouragés à poursuivre la lutte à l’heure de votre agonie. Honneur à vous dont les ombres planent au-dessus de nous et murmurent à nos oreilles : Notre sang crie vengeance[97]. »
Cette grève sanglante deviendra mythique. Dans les années 1930, Staline en sera proclamé l’inspirateur et le dirigeant génial. En 1937, le dramaturge géorgien Chalvou Dadiani y consacrera une pièce, De l’étincelle (d’où, bien entendu, jaillira la flamme !), jouée alors dans trois théâtres de Tiflis, puis dans une dizaine de théâtres en 1949 pour le 70e anniversaire du Secrétaire général. De janvier 1950 à avril 1953, le musée des Cadeaux de Staline (destiné à recueillir les innombrables présents reçus lors de cet anniversaire) remplacera au musée des Arts figuratifs Rembrandt par Verpkhadzé peignant L’Expulsion de Staline de Batoum en 1903 ou Malkov exaltant La Manifestation de Batoum. Pour les mencheviks, Koba a transformé la grève en une émeute condamnée à l’échec ; en emmenant les grévistes désarmés à l’assaut de la prison, il a provoqué la tuerie et l’expulsion de plus de la moitié des ouvriers de l’usine. Pour eux, le combat glorieux n’est qu’un fiasco. En réalité, le mouvement fut une explosion spontanée de colère et de rage que le comité social-démocrate de Batoum n’avait pas les moyens de diriger et que, d’ailleurs, dans son rapport au congrès de juillet-août 1903, il évoquera sans en revendiquer la paternité.
Mais la police veut en profiter pour décapiter le comité. Le 5 avril, des cosaques et des sergents de ville cernent à minuit une maison où vient de prendre fin une réunion d’ouvriers de l’usine Mantachev. Ils y découvrent un manifestant blessé, Kandelaki, et Koba, qui prétend être arrivé de Gori après le 9 mars pour prendre une place d’employé de bureau. Le commissaire Tchikhvadzé affirme pourtant qu’il se trouvait ce jour-là dans la foule des manifestants, et la police embarque les deux hommes.
Du 5 au 19 avril 1902, Koba est interné dans la prison nauséabonde de Batoum. Pour se fabriquer un alibi, il jette par la fenêtre de sa cellule deux papiers maladroits, trouvés par un passant qui les porte à la police. Le premier dit : « Sosso Djougachvili est arrêté. Informer immédiatement Kéké Djougachvili pour que celle-ci dise, si les gendarmes lui demandent la date du départ de son fils de Gori, que celui-ci est resté chez elle tout l’été et tout l’hiver jusqu’au 15 mars[98]. » Le second donne des instructions à un instituteur social-démocrate nommément désigné qui, ainsi livré à la police, est bientôt arrêté. Pour le commissaire, un individu désireux de se ficeler un alibi a joué un rôle important dans les troubles ouvriers de Batoum.
Le 19 avril, on l’envoie dans la prison vétuste de Koutaïs, grosse bourgade au centre de la Géorgie. Politiques et droit commun y sont mélangés dans la crasse et le tapage ; les seconds font la loi avec l’accord tacite des gardiens dont ils arrondissent les fins de mois et qui frappent les détenus au moindre prétexte. Koba y prend langue avec le monde de la pègre pour lequel il éprouve instinctivement de la sympathie. Son voisin, le menchevik Outaradzé, évoque « son visage marqué de petite vérole [qui] lui donnait un aspect peu soigné […]. Il portait une barbe et des cheveux longs rejetés en arrière ». Les deux hommes passent six mois dans cette prison pouilleuse. Koba frappe Outaradzé par son calme et sa maîtrise de soi : « Il ne riait jamais franchement, se contentant en général de sourire […]. Pas une fois je ne l’ai vu s’emporter, crier, discuter, s’émouvoir […] en un mot sortir de sa réserve. Et sa voix correspondait exactement à sa personnalité glaciale[99]. »
L’enquête ne parvient à réunir aucune preuve de son activité à Batoum. La police n’arrive pas à dénicher un seul témoin de sa participation à la manifestation subversive du 9 mars. Bref, son dossier est vide. Or, la détention de Koba et de Kandelaki doit s’achever le 5 mai 1902, deux mois après leur arrestation. Le général-major commandant la région en demande la prolongation. Le parquet, ne trouvant « rien de criminel » dans une réunion de « quelques ouvriers chez deux de leurs camarades pour discuter de leurs problèmes dans leur usine », refuse et reproche à la police d’avoir par son « alerte nocturne […] provoqué une agitation tout à fait indésirable dans la période troublée actuelle ». En conclusion, si à propos de Djougachvili et Kandelaki « il n’y a pas d’indication précise et définie concernant leur activité criminelle, il faut immédiatement les libérer et les placer sous surveillance[100] ».
Le 12 mai 1902, l’adjoint au chef de la gendarmerie de Koutaïs annonce pourtant l’ouverture d’une instruction contre les deux hommes, qualifiés de « principaux dirigeants et instructeurs des ouvriers de Batoum dans leur mouvement ouvrier révolutionnaire qui s’est accompagné de la distribution de proclamations et d’appels à la révolte et au renversement du gouvernement[101] ». L’inculpation ne dit mot de la manifestation du 9 mars. Le procureur adjoint maintient néanmoins les deux hommes en détention. Le 12 juillet, la justice accuse dix membres du comité de Tiflis, dont Koba, d’avoir « prononcé des discours en public visant à susciter la désobéissance à l’égard du gouvernement et du pouvoir suprême[102] ». L’imprécision de ces griefs confirme le vide du dossier.
Sa fiche de police fournit la description suivante : « Taille : 2 archines, 4 verchoks et demi [l’archine étant égale à 71 centimètres et le verchok à 4,4 centimètres, cela signifie 1,62 mètre]. Signes particuliers : deuxième et troisième doigts du pied gauche accolés. Aspect extérieur : ordinaire. Cheveux : brun foncé. Barbe et moustache : brunes. Nez : droit et long. Front : droit mais bas. Visage : allongé, basané, grêlé (marqué de variole). » La police le surnomme alors « le Grêlé ». La fiche de police précise : « Sans papiers, sans occupation définie, sans domicile fixe[103]. » C’est le propre du révolutionnaire professionnel.
Le 6 août, le chef de la gendarmerie de Tiflis convoque Koba au conseil de révision, qui le reconnaît inapte au service armé. Pendant qu’il végète dans la prison de Koutaïs, les grèves provoquées par les licenciements massifs secouent tout le sud de la Russie et culminent à Tiflis au cours de l’été 1902. Le 4 juillet au matin, 2 000 employés de commerce, las de travailler de 6 heures du matin à 11 heures du soir, quittent tous leur boutique, traversent la ville en cortège, obligent les magasins à fermer et arrachent à leurs patrons la promesse que la journée de travail sera limitée à huit heures et demie. Le mouvement gagne les usines, les bureaux, les imprimeries, les ateliers puis, en août, le dépôt des cheminots.
Trente-cinq ans plus tard, le 27 avril 1937, les Izvestia reproduisent un tableau montrant Staline en organisateur de cette grève, qu’il aurait donc dirigée du fond de sa cellule de Koutaïs à 200 kilomètres de Tiflis. Même en cette période de culte débridé, ce don d’ubiquité pose problème : Staline doit choisir entre la prison et la grève. Le lendemain, un rectificatif précise : « Le camarade Staline, de février 1902 à la fin de 1903, se trouvait dans les prisons de Batoum, puis de Koutaïs. Staline ne put donc être l’organisateur de la grève de Tiflis en 1902. » Pendant ces dix-huit mois de détention, il tente d’apprendre l’allemand, langue officieuse du mouvement social-démocrate international, qu’il ne parviendra jamais à parler. Il n’écrit rien. Trente-six mois séparent le deuxième texte de ses Œuvres complètes, daté de novembre-décembre 1901, du troisième, daté de septembre 1904. Cette passivité muette se répétera à chacun de ses séjours en prison et lors de son lointain exil sibérien de Touroukhansk.
Lors du procès des fauteurs de troubles, en mars 1903, Koba ne figure pas parmi les vingt et un manifestants jugés et condamnés. En 1923, l’historien Nevski affirmera : « Suite aux grèves de Batoum […] il fut inculpé […] mais l’affaire fut classée faute de preuves[104]. » La police, incapable de prouver sa participation à la manifestation, n’a pu l’envoyer sur le banc des accusés. Le seul témoin à charge est le commissaire de police Tchikhvadzé. C’est trop peu pour les juges de l’époque. Les militants révolutionnaires russes cherchaient à utiliser les procès comme tribune, mais Koba, médiocre orateur et peu soucieux de se mettre en avant, préfère une modeste condamnation administrative à une prise de risque inutile ; la provinciale et lointaine Batoum n’est de toute façon pas Saint-Pétersbourg.
En ce même mois de mars 1903 se constitue un Comité transcaucasien de neuf membres chargé de diriger l’activité social-démocrate dans les trois pays du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Y figurent Djibladzé, le vieil ennemi de Koba, Jordania, qui le méprise, et quelques futurs bolcheviks, parmi lesquels Tsouloukidzé, prince décavé et tuberculeux, ancien étudiant en droit à l’université de Moscou, l’un des rares Géorgiens à avoir lu Le Capital. Mais les arrestations, fréquentes, assurent à l’époque une rotation rapide des fonctions. Koba entrera dans ce comité dirigeant de la social-démocratie caucasienne au printemps 1904.
En juillet-août 1903, le véritable congrès de fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie tenu en exil s’achève par une scission née d’un désaccord sur l’article 1 des statuts : les mencheviks, dirigés par Martov, rejoint un bref moment par Trotsky, veulent un parti large, ouvert aux sympathisants, prêt à animer une opposition parlementaire dans la république démocratique de demain ; les bolcheviks, dirigés par Lénine, veulent un parti étroit, rigoureusement centralisé et discipliné, soumis aux nécessités de l’action conspiratrice pour préparer l’insurrection qui renversera l’autocratie tsariste. L’avenir montrera que ces divergences, alors embryonnaires, sont bien réelles, mais elles apparaissent alors confuses à de nombreux délégués du congrès lui-même et très obscures aux militants de Russie.
La monarchie répond au développement des luttes ouvrières par une tentative de désintégration intérieure et d’intimidation. Le policier Zoubatov, ancien populiste repenti, propose d’organiser les ouvriers dans des « syndicats » contrôlés par la police pour les convaincre que le tsar les défend contre leurs patrons et les fonctionnaires-bureaucrates. En février 1904, il forme avec le pope Gapone, indicateur de l’Okhrana, une assemblée des travailleurs des fabriques et usines de Saint-Pétersbourg.
À côté de ce syndicalisme policier, des groupes ultranationalistes, contre-révolutionnaires et antisémites dits Centuries noires ou Cent-Noirs, se forment dès 1903 avec l’aide des autorités ; en 1905, ils se fédèrent à l’échelle nationale avec l’autorisation, le soutien et l’argent du pouvoir, et créent de multiples organisations riches en popes, cabaretiers et concierges, l’Union du peuple russe, l’Union des Russes, l’Aigle à deux têtes, etc. Leur credo politique se résume en quelques formules choc : « Nous ne pouvons pas permettre que n’importe quelle racaille intellectuelle, n’importe quel ignoble youpin vienne saper le pouvoir du tsar » et en un slogan : « Cogne [c’est-à-dire tue] les youpins, sauve la Russie ! » Ils déchaînent pogromes, incendies et assassinats, surtout dans les deux principales « zones de résidence » où les juifs ont le droit de vivre, l’Ukraine et la Biélorussie, à Kichinev, alors rattachée à l’Ukraine, en avril 1903, puis à Gomel en août, sous le patronage du ministre de l’Intérieur Plehve. Les ministres du tsar partagent son antisémitisme forcené. En août 1903, Plehve et Witte, alors ministre des Finances, reçoivent le prophète du sionisme, Theodor Herzl. Witte lui déclare avec un rire épais : « Je disais souvent au défunt tsar Alexandre III : "Votre Majesté, s’il était possible de noyer 6 ou 7 millions de juifs dans la mer Noire, j’y serais favorable. Mais comme ce n’est pas possible, il faut leur donner une chance de vivre." J’ai toujours la même opinion[105]. » Au Caucase, poudrière de nationalités, les autorités tentent d’asseoir un pouvoir mal accepté par les populations locales en dressant les uns contre les autres Tatars, Azéris, Perses, Géorgiens, Arméniens. Ces derniers, contrôlant le commerce local, sont la première cible des pogromes encouragés par le pouvoir.
La guerre avec le Japon apaise un bref instant puis décuple toutes les tensions sociales et politiques. Dans son expansion vers l’est, visant à participer au dépeçage de la Chine par les grandes puissances européennes, la Russie rencontre en effet l’empire du Soleil-Levant, engagé depuis trente ans dans une vaste entreprise de modernisation économique et d’expansion. En mai 1896, Saint-Pétersbourg obtient la construction du « chemin de fer de l’Est chinois », qui doit relier la ville russe de Tchita au port russe de Vladivostok en traversant le saillant que forme entre les deux la Mandchourie. En juin 1900, l’armée russe occupe la Mandchourie au nord de la Chine. Des cercles d’affairistes et de généraux envisagent d’étendre le protectorat russe sur la Corée que Tokyo considère comme sa chasse gardée. Londres, pour aider le Japon à faire barrage aux ambitions russes, signe avec lui, en janvier 1902, un traité d’alliance défensive. Les Japonais proposent au tsar de se partager la région à l’amiable : aux Russes la Mandchourie, au Japon la Corée. Mais la camarilla militaire pétersbourgeoise méprise ces « macaques » et Nicolas II rejette leur proposition. Plehve ajoute : « Pour arrêter la révolution, il nous faut une petite guerre victorieuse. » Au matin du 8 février 1904, la flotte japonaise bombarde par surprise la flotte russe du Pacifique paisiblement ancrée à Port-Arthur et donne une coloration défensive à la guerre souhaitée. La monarchie organise des manifestations patriotiques enflammées, qui rassemblent surtout ivrognes et prostituées, clientèle habituelle des commissariats, flanqués d’aubergistes et d’agents de police qui, tous ensemble, braillent à tue-tête : « Dieu sauve le tsar ! » D’honorables universitaires saluent cette nouvelle croisade contre « les insolents Mongols » et la défense par la Russie de la civilisation européenne et chrétienne contre « le péril jaune ». Des affiches montrent de petits macaques aux yeux bridés s’enfuyant devant le blond géant russe. Cette éphémère effervescence patriotique ne touche pas, au Caucase, les populations locales, indifférentes à cette guerre lointaine.
L’infanterie japonaise franchit le fleuve Ya-Lou qui sépare la Corée de la Mandchourie et enfonce l’infanterie russe. L’incurie et la corruption du commandement sont à l’origine des échecs militaires, qui exaspèrent la population. L’amiral Alexeiev, à la tête de l’armée, doit sa promotion à un service intime rendu à l’impérial grand-duc Alexis : ce dernier ayant provoqué, un an auparavant, une bagarre d’ivrognes dans un bordel de Marseille, l’amiral avait déclaré à la police française que l’homonymie avait fait confondre Alexis avec Alexeiev et s’était désigné comme coupable. Ce sacrifice suffit à sa promotion. Nourrissant, comme ses adjoints, un profond mépris pour le moujik, il envoie des régiments charger à la baïonnette les positions de l’artillerie japonaise qui les fauche par milliers. Staline recourra à la même tactique quarante ans plus tard.
Alors que le Transsibérien est à voie unique sur une partie du trajet, chaque chef de corps d’armée dispose d’un train spécial comprenant wagons-lits, wagon-restaurant, wagons-salons, encombrés d’ordonnances et d’invités qui sabrent le champagne des déroutes, tandis que leur convoi encombre, ralentit, bloque le trafic. L’amiral Alexeiev, par horreur du bruit, interdit tout mouvement ferroviaire nocturne… Lorsqu’il sera destitué pour incompétence notoire, son successeur, le général Kouropatkine, exigera de disposer de son propre train spécial. La haine de ces dignitaires repus et incapables s’élève de toute la Russie. En juin, le gouverneur général russe de la Finlande est assassiné. Un mois plus tard, le ministre de l’Intérieur Plehve est abattu par un militant socialiste-révolutionnaire.